I. Lucas: Un siècle de relations économiques helvético-argentines (1890-1979)

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Titel
Un impérialisme électrique. Un siècle de relations économiques helvético-argentines (1890-1979)


Autor(en)
Lucas, Isabelle
Erschienen
Lausanne 2021: Antipodes
Anzahl Seiten
504 S.
von
Béatrice Veyrassat, Universität Genf

L’ouvrage d’Isabelle Lucas, spécialiste des relations économiques et politiques entre l’Argentine et la Confédération helvétique, s’inscrit dans la déjà longue série des publications consacrées à l’histoire transnationale de la Suisse, en particulier à celle de son expansion commerciale et financière vers les outre-mer et, de manière plus pointue, pour certaines d’entre elles, à celle de l’implication helvétique dans l’élan impérialiste occidental qui gagne la planète entière dès la fin du XIXe siècle. Au menu proposé par l’auteure, copieux, les plats de résistance que l’on attend : le commerce lié à la recherche de nouveaux débouchés et de profit, l’émigration marchande, ses réseaux et, dans leur sillage, l’exportation de capitaux en appui à l’industrie suisse, le capital symbolique que représente la neutralité, la diplomatie commerciale et financière enfin. Mais la nouveauté et la force de cette étude, une thèse de l’Université de Lausanne sous la direction du professeur Sébastien Guex, sont l’attention portée à un État indépendant, détaché depuis 1816 de la tutelle espagnole — quoique restant sous influences étrangères, Grande-Bretagne, puis États-Unis — et non, comme jusqu’ici, à des colonies ou à des espaces semi-coloniaux, où la problématique de l’impérialisme s’impose d’elle-même et a été analysée sous une grande diversité d’angles1 . L’Argentine apparaît ainsi comme une figure nouvelle dans ce champ thématique.

Suisse-Argentine, une histoire partagée, interconnectée, croisée, enchevêtrée : l’historienne ne cède pas à la mode des nouveaux concepts qui émaillent aujourd’hui les approches d’histoire transnationale ou impériale et qui ont relayé l’ancien débat, un peu fatigué, sur l’impérialisme. L’ouvrage d’Isabelle Lucas est pourtant bienvenu et intéressant, car il ne néglige aucune piste pour fouiller, expliquer et éclairer sans concession l’histoire de ce partenariat économique. Argentine-Suisse : presque un siècle de relations bilatérales (1891-1979) où, dans un premier temps, c’est le gouvernement argentin qui est demandeur — appel à une main-d’œuvre blanche européenne, aux ressources techniques et financières du Vieux Continent pour servir son développement — et où, dans un deuxième temps, lorsque ce pays s’affirme comme une grande puissance économique en Amérique, après les États-Unis, « les industriels et financiers [helvétiques] sont le turbodiesel du mouvement d’expansion » vers l’outremer (p. 21). Il ne s’agit cependant pas que de relations bilatérales, comme le suggère le sous-titre de l’ouvrage, car la Suisse n’est pas seule, mais imbriquée dans un collectif européen, une constellation d’acteurs transnationaux, britanniques, allemands, français, italiens, etc., qui tous cherchent à trouver leur place dans l’âpre concurrence internationale sur ce marché. Mais ce que veut démontrer l’historienne, c’est que, grâce au soutien politique sans faille de Berne, industriels et banquiers suisses ont tiré leur épingle du jeu, malgré deux guerres mondiales et la crise des années 1930, construit et consolidé une position de force dans un secteur de niche, mais hautement stratégique pour l’économie argentine, celui de l’électricité (production, éclairage, transports urbains).

C’est là le cœur de l’étude, le fil rouge de l’analyse : les investissements électriques des milieux d’affaires suisses. Il se déroule en cinq chapitres, ordonnés chronologiquement, et encadrés par une introduction sur la problématique de l’impérialisme, les méthodes — qualitatives autant que quantitatives –, sur les sources et par une conclusion soulignant la centralité de l’État dans l’impérialisme suisse. Le chapitre 1 (1891-1937) est consacré à la période d’implantation des migrants suisses qualifiés et nous mène de la création de la légation de Suisse à Buenos Aires (1891), pièce maîtresse de la défense des intérêts helvétiques, à un premier accord de devises à l’avantage des investisseurs suisses qui, bientôt, se profilent à la tête d’un duopole de groupes producteurs et distributeurs de courant dans le Grand Buenos Aires. La capitale fait d’ailleurs l’objet d’un vivant portrait socioprofessionnel de la colonie d’affaires immigrée et bien intégrée. Le chapitre 2 documente la consolidation des positions acquises (1937-1946), les effets de la Deuxième Guerre mondiale sur les relations entre les deux pays — neutres –, les tensions nées des menaces de nationalisation, contrebalancées par la bienveillance du gouvernement argentin vis-à-vis du petit pays et de son si précieux franc suisse. Le chapitre 3, « à l’épreuve du péronisme » (1946-1955), qui se termine par le coup d’État des militaires, fourmille de témoignages intéressants sur le regard méprisant et non dénué de préjugés néocoloniaux d’observateurs suisses — diplomates, économistes, écrivains –, mais aussi d’autres pays, à l’égard de Perón, de son épouse Eva et du peuple argentin, tout en restant dans le fil narratif des négociations politiques entre les deux États (l’importance vitale de l’approvisionnement en céréales !) et des changements de rapports de force internationaux. Le quatrième et avant-dernier chapitre (1956-1961) montre comment le face-à-face helvético-argentin se dilue dans le multilatéralisme ou plutôt — relativise Isabelle Lucas — dans une forme de bilatéralisme entre l’Argentine et le bloc européen. La success-story prend fin dans le dernier chapitre qui, sur fond d’une croissance exponentielle de la place financière helvétique durant les années 1960-1970 et de dictatures en Argentine, documente la belle entente entre militaires et dirigeants suisses jusqu’au rachat par l’État de la dernière compagnie d’électricité en mains suisses à des « conditions délicieuses » pour ses actionnaires (p. 26).

Cette investigation en profondeur des relations Suisse-Argentine se nourrit d’une abondante documentation historique et de sources d’archives publiques et privées, exploitées aussi bien du côté suisse que du côté argentin. Malgré l’imbroglio des intérêts et des alliances, changeants, instables dans le long terme, et la complexité des relations politico-financières et bancaires, culturelles aussi, l’auteure fait preuve d’une maîtrise et d’un brio qu’il faut saluer.

Notes
1 On ne peut donc reprocher à la recherche en Suisse et à la littérature académique de ne s’être intéressées « qu’à une portion restreinte du globe » (Europe et États-Unis) et d’avoir manqué de curiosité « quant aux affaires commerciales et financières développées par les cercles dirigeants helvétiques » au-delà de l’Occident proche (pp. 13-14), car les investigations concernant cette thématique dans le reste du monde (Inde, Asie du Sud-Est, Afrique) sont légion.

Zitierweise:
Veyrassat, Béatrice: Rezension zu: Lucas, Isabelle: Un impérialisme électrique. Un siècle de relations économiques helvético-argentines (1890-1979), Lausanne 2021. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 130, 2022, p. 237-238.

Redaktion
Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 130, 2022, p. 237-238.

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